Vivre au rythme d’un phare

Vivre au rythme d’un phare

6 septembre 2021

Jean Cloutier, pilote du Saint-Laurent et spécialiste des phares
Lise Cyr, ethnologue et muséologue

Le 23 juin dernier, madame Nathalie Roy, ministre de la Culture et des Communications annonçait son intention de classer trois phares : celui de l’Île Verte, celui du Pilier-de-Pierre et celui de l’Île-du-Pot-à-l’Eau-de-Vie. La Corporation des gestionnaires de phares de l’estuaire et du golfe Saint-Laurent accueille d’un bon œil cette volonté de protéger enfin ces joyaux du patrimoine qui comptent parmi les plus anciens et les plus exemplaires au Québec. Sur la cinquantaine de phares encore en place, seul celui de Pointe-des-Monts était protégé par la législation dont dispose le Québec pour assurer la pérennité de ces tours majestueuses en pierre, en béton ou en bois qui ont guidé les marins sur ce fleuve aux mille dangers.

L’histoire du Québec est intimement liée à celle de ce majestueux cours d’eau qu’est le Saint-Laurent. Le golfe, l’estuaire et le fleuve Saint-Laurent ont été la voie d’accès des transatlantiques jusqu’au cœur du continent. Les Premières Nations, tout comme les Européens, le parcouraient malgré le fait que ces groupes connaissaient les difficultés de navigation qui sillonnaient son parcours. Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que se mette en place un réseau organisé d’aides à la navigation. En Amérique du Nord, le premier phare a été érigé dans le port de Boston en 1716 et le deuxième a été construit à Louisbourg en Nouvelle-Écosse en 1733. Ce dernier a été détruit lors de la prise de Louisbourg par les Britanniques en 1758.

L’image idyllique d’une belle structure blanche et de son gardien sur la passerelle scrutant l’horizon de sa longue vue nous font souvent oublier que ces stations de signaux maritimes étaient des milieux de vie allant au-delà de la tour lumineuse. Plusieurs bâtiments faisaient partie des infrastructures nécessaires aux opérations quotidiennes. L’organisation spatiale des sites de phare comptait, entre autres, la cabane du criard, le hangar à pétrole, les poudrières, la grange, le hangar à bateau, mais surtout la demeure du gardien et, plus tard, celle de l’assistant-gardien.

La Maison de la Trinité et le premier phare

Calquée sur une institution semblable à celle qui existait déjà en Angleterre, la Maison de la Trinité de Québec est créée en 1805. Son mandat est d’organiser le trafic maritime sur le fleuve par la construction de phares aux endroits nécessaires, la mise en place et l’enlèvement des bouées ainsi que le curage des sables et d’autres obstacles. L’année suivante, elle décide d’implanter un premier phare sur l’Île Verte. La tour de pierre de 15 pieds (4,57 m) de diamètre et de 40 pieds (12,2 m) de hauteur n’offre que deux étages sous la lanterne sans compter le rez-de-chaussée. L’administration de Québec exige que le gardien et sa famille habitent la tour. Heureusement, il s’écoule trois ans avant que le système lumineux n’arrive d’Angleterre et y soit installé. Ce délai a permis au futur gardien d’échanger plusieurs lettres avec l’administration pour lui faire comprendre qu’il était impossible pour lui et sa famille de cohabiter dans un espace aussi restreint avec l’équipement, le matériel et les barils d’huile de baleine. Il réclame alors la construction d’une maison. Il reçoit finalement l’autorisation et les matériaux pour construire lui-même sa petite maison durant l’automne 1809. Celle-ci mesure 25 X 21 pieds (7,6 m X 6,4 m). Elle est en planches de bois et est située légèrement à l’ouest du phare. En 1817, à la suite de multiples demandes, cette petite demeure est agrandie de 24 pieds (7,3 m) carrés de façon à mieux le loger avec ses sept enfants.

Les tours-habitats

 1. Le phare de Pointe-des-Monts et la résidence des gardiens construite en 1911-1912. Photo : Patrick Matte

Pour les stations de phares subséquentes, la Maison de la Trinité continue à obliger les familles à habiter dans les tours de pierre qu’elle met en place durant la première partie du XIXe siècle. Il en est ainsi lors de l’implantation des six phares suivants : Pointe-des-Monts (1830), Pointe-Sud-Ouest-Anticosti (1831), Pointe-Bruyère à Anticosti (1835), Pilier-de-Pierre (1843), Île Bicquette (1844) et Île Rouge (1848).
Une tour de pierre sur le bord de la mer ou une grotte dans la montagne ont en commun les mêmes inconvénients, soit le froid et l’humidité rendant l’endroit difficile à chauffer et complètement insalubre pour ses occupants. Les gardiens de ces phares ont sans cesse revendiqué l’amélioration des conditions de vie que leur imposait l’administration de Québec. Les échanges de correspondance démontrent toutes les difficultés éprouvées par ces occupants : fumée, exiguïté des espaces, humidité, insalubrité, infiltration d’eau, mauvaise isolation.

2. Le four à pain et l’âtre au rez-de-chaussée de la tour. Photo : Jean Cloutier

Le phare de Pointe-des-Monts construit en 1830 témoigne encore aujourd’hui du modèle de la tour-habitat. La distribution et la disposition des espaces d’origine sont bien conservées et nous livrent un exemple probant de l’organisation de vie dans un type de demeure semblable. Deuxième phare construit au Québec, la tour de pierre comporte sept étages.ce démontrent toutes les difficultés éprouvées par ces occupants : fumée, exiguïté des espaces, humidité, insalubrité, infiltration d’eau, mauvaise isolation.

L’ouvrage se décrit comme une tour légèrement conique de 90 pieds (27 m) de haut d’un diamètre de 40 pieds (12 m) à la base et de 22 pieds (6 m) sous la lanterne. L’épaisseur des murs varie de 6 pieds (1,8 m) à la base et diminue progressivement jusqu’à 2 pieds (0,6 m) au sommet. Il avait été prévu, dès sa conception, que le gardien y habite avec sa famille. Au rez-de-chaussée, sur un plancher de grosses dalles de pierre, on retrouve l’âtre au cœur de la cuisine meublée d’une grande armoire, d’une table et de chaises. À côté de l’âtre, une petite porte de fonte donne accès au four à pain. Puis, pour atteindre chacun des étages, l’imposant escalier courbé longe le mur de la tour. Murée de planches du côté intérieur, une porte au bas de chaque palier assure un minimum d’intimité. Il va sans dire que chacune des pièces est amputée de cet espace nécessaire à gravir la tour. Ce n’est pas tout ; un autre dispositif passe du plafond au plancher et encombre le milieu de chaque chambre. Une cage de bois guide la descente du système de poids sur câbles d’acier permettant la rotation de la lumière. Il y a quand même quelques commodités et chaque niveau est pourvu d’une grande armoire aménagée à même la maçonnerie. Un foyer au troisième étage et un autre au cinquième permettent de mieux distribuer la chaleur et la fumée bien souvent. Auquel cas, il faut ventiler et ouvrir les grandes fenêtres au fond des profondes embrasures.

3. L’ancienne demeure du gardien côtoie la nouvelle maison des années 1960 à côté de la tour impériale de Cap-des-Rosiers. Carte postale : Collection Jean CloutierEn 1850, la Maison de la Trinité autorise la construction d’une maison pour les naufragés mais le gardien n’a pas le droit de l’utiliser même en hiver alors qu’il n’y a pas de navigation et donc pas de naufrages. L’arrivée de la télégraphie sonne le glas du réseau de dépôts de provisions et d’habitations à l’intention des naufragés. Il est donc permis aux gardiens de se loger dans cette maison à partir de 1889. Cette dernière est remplacée par une autre en 1911-1912 ; elle est encore en place aujourd’hui (ill. 1 et 2).

Les phares construits après 1850 ont pu bénéficier de demeures indépendantes de la tour de pierre. Il s’agit souvent de grandes maisons situées à proximité du phare et reliées à celui-ci par un passage. Les résidences les plus spectaculaires sont celles qui ont été construites en 1858 avec les deux grandes tours impériales, à Cap-des-Rosiers (ill. 3) et l’autre à Pointe-Ouest sur l’île d’Anticosti.

Les maisons phares

4. La maison-phare de l’Île-du-Pot-à-l’Eau-de-Vie. Photo : Patrick Matte

À partir de 1862, un autre type d’habitation de gardien succède à la tradition d’habiter directement dans la tour. Les phares de l’Île du Long-Pèlerin et de l’Île-du-Pot-à-l’Eau-de-Vie disposent d’un phare en brique entouré de la demeure. Ainsi, la tour s’élève depuis le centre du logis dont l’extérieur est recouvert de planches à clin peintes en blanc. La maison mesure 30 pieds et 6 pouces (9,3 m) carrés avec une toiture sur quatre versants, réduisant ainsi la prise du vent dans les faîtages (ill. 4).

Les phares de bois

Toujours en 1862, le même constructeur érige un phare sur la grande île de Kamouraska et un autre sur les crans rocheux appelés les « îlets » de Bellechasse. Ces phares de moindres dimensions sont de forme carrée, en bois et, sur l’une des faces, se prolonge une petite maison. Rien d’extravagant et un espace très limité oblige le gardien à utiliser aussi l’espace à la base du phare pour ses besoins familiaux. Ce dernier type de construction sera la norme pour les années suivantes.

À la Confédération, en 1867, le nouveau gouvernement crée le ministère de la Marine et des Pêcheries. Tout un défi attend ce jeune ministère car le pays a grandement besoin d’améliorer son réseau de phares et d’aides à la navigation. Dans la décennie qui suit, un chantier pancanadien pour ériger des phares permet de combler partiellement ce manque d’infrastructures. Le type de bâtiment adopté au Québec est en général le phare de bois, carré ou hexagonal, avec une petite maison attenante. La facilité à se procurer la matière première (le bois) dans toutes les régions et la rapidité pour élever cette construction simple sont les principales raisons de ce choix architectural (ill. 5).

5. Le phare de Matane lors de la construction de la tour en béton armé en 1907. À droite, on retrouve l’ancien phare de bois et la maison du gardien. Photo : Archives nationales du Canada

Plus d’une vingtaine de phares sont érigés sur les rives et les îles du Saint-Laurent entre 1870 et 1880. Les résidences des gardiens constituent une sorte d’annexe très peu fonctionnelle, mal isolée, exiguë. Les plaintes à répétition des gardiens font en sorte que ces demeures sont modifiées, agrandies et finalement démolies pour faire place à des résidences indépendantes.

Le remplacement des systèmes d’illumination par des lentilles à échelons au début des années 1900 entraîne la démolition de plusieurs de ces phares de bois pour reconstruire d’autres structures pouvant supporter le poids de ces énormes lentilles déposées sur des bassins de mercure.

6. Phare de La Martre ainsi que la maison avec son toit avec demi-croupes. Carte postale. Collection Jean Cloutier

C’est à ce moment que nous voyons apparaître les premiers phares en béton armé dans le paysage laurentien. Avec ces nouveaux phares, viennent également de nouvelles demeures pour les gardiens. Les types de maisons correspondent souvent à l’architecture des maisons qui se retrouvaient dans les villages des régions concernées. On y décèle une diversité dans les constructions : les maisons mises en place s’élèvent avec toits à versants droits, toits à versants galbés, toits à deux versants avec demi-croupes et toits en mansarde. Celles-ci offrent sensiblement les mêmes agréments que les résidences dans les villages.

Toutefois, même si l’électricité est installée dans la majorité des demeures, sur les stations de phares, loin des villages ou sur des îles, le poêle à bois et l’éclairage avec lampes à huile font encore partie du quotidien des gardiens et de leur famille (ill. 6).

Les piliers-phares

Les piliers-phares sont des phares dont la structure prend assise sur un haut-fond donc, non pas sur une pointe de terre ou une île, mais bien sur le fond marin. C’est pourquoi toutes ces structures qui émergent de l’eau ont été précédées par des bateaux-phares. Un bateau-phare ou phare flottant comme son nom l’indique est une embarcation ancrée à un endroit où la technologie de l’époque ne permet pas d’y construire un phare. Là aussi, c’est un lieu de vie peu agréable ; on se fait brasser et rouler au gré des marées et des vagues du mois d’avril à décembre loin de sa famille, cloîtré dans une boîte de métal offrant peu de confort.

Cinq piliers-phares ont pris ancrage, tous situés au niveau du fleuve. 7. Le pilier-phare du Haut-fond-Prince, dernier phare construit sur le Saint-Laurent en 1964Les deux premiers caissons sont aménagés en 1899 et 1902 à la Traverse Saint-Roch pour remplacer les bateaux-phares qui s’y trouvaient. Un deuxième pilier-phare en béton armé, monté sur une base conique et surmonté d’une structure à deux étages est mis en place en 1931 à proximité de l’Île-aux-Coudres et nommé pilier-phare de Prairie. En 1955, c’est sur la batture de l’Île-Blanche, en face de Rivière-du-Loup, qu’un autre pilier-phare est construit. Le dernier phare érigé sur le Saint-Laurent est également un pilier-phare : celui du Haut-fond-Prince en face de Tadoussac.

La vie à bord de ces piliers-phares pouvait être semblable à celle d’une prison au milieu de nulle part : comme Alcatraz en petit format ! Trois gardiens y assurent la surveillance et l’entretien de l’équipement. Seuls, sans famille, selon les époques, ils sont remplacés par une deuxième équipe aux deux semaines. Très souvent, lorsqu’un des gardiens est en poste, les deux autres dorment ; ils ne se croisent donc que lors des changements de quarts de travail. Ainsi, il y a très peu de vie sociale ; chacun voit à sa petite affaire, choisit ses passetemps pour occuper ses temps libres et cuisine ses propres repas. Tous apportent provisions, vêtements et accessoires de menuiserie, de vannerie ou de lecture pour être autonomes pendant deux semaines… de confinement (ill. 7).

La dernière génération

8. Le phare de l’Île Verte et les deux résidences construites dans les années 1960. Photo : Jean CloutierDe retour sur la terre ferme, c’est à la fin des années 1950 que la dernière génération de maisons de gardien est mise en place. Ce sont celles qu’on retrouve encore sur la plupart des stations de phares de nos jours. Même si plusieurs des maisons anciennes étaient encore en bon état et auraient pu être conservées plusieurs années, le ministère des Transports en place depuis 1936 en décida autrement… Cette fois-ci, les raisons de ce changement ne sont pas en lien avec une amélioration technologique mais plutôt la conséquence des revendications de l’Association des gardiens. Depuis le tout début des phares sur le fleuve, les assistants-gardiens, lorsqu’ils ne sont pas déjà un membre de la famille, sont logés dans la maison du gardien. Ceci pose un problème lorsque l’assistant veut y vivre avec son épouse et ses enfants. Il lui est alors impossible d’être avec eux pendant les longs mois de travail. L’Association des gardiens revendique ce droit au ministère pour que ce dernier reconnaisse le métier d’assistant-gardien. Parmi les prérogatives exigées, on demande l’ajout d’une maison pour l’assistant-gardien sur chaque site. Ce faisant, il est peu envisageable de donner une belle maison toute neuve à l’assistant tandis que le gardien demeure dans la vieille maison un peu défraîchie. C’est pourquoi, encore aujourd’hui, vous retrouvez les deux types de maisons du modèle établi dans les années 1950 par le ministère sur plusieurs stations de phares. La plus grande des deux, dédiée au gardien, est une structure carrée à deux étages ; la deuxième, pour l’assistant-gardien, dispose d’un étage et demi dont les chambres sont situées dans la partie toiture.

La mise en place des maisons pour le gardien et l’assistant-gardien a eu une suite fâcheuse. Quelques années plus tard, le ministère procédera à l’automatisation des phares, ce qui entraînera la disparition du métier de gardien (ill. 8).


Article tiré de La Lucarne – Automne 2021 (Vol XLII, numéro 4).

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