L’histoire de ma maison, l’histoire d’une région

9 mai 2024

Version condensée d’un article paru à l’hiver 2024 dans L’Écho de XI, avec permission(1)

Marjolaine Mailhot, propriétaire
Membre du Comité de la politique culturelle et du patrimoine de la MRC des Jardins de Napierville, membre du CA de la corporation Les amis de l’église patrimoniale de L’Acadie. Associations: APMAQ, société d’histoire de La Prairie- de-la-Magdeleine, Société d’histoire des XI

Photo 1 – Maison au moment de l’achat, automne 2011.Dans une série de trois articles publiés dans La Lucarne (2), j’ai décrit la restauration de ma maison de pièce sur pièce d’esprit français à Saint-Jacques-le- Mineur. Depuis sa restauration, la maison figure au Répertoire du patrimoine culturel du Québec (3) et est un des attraits patrimoniaux de Saint-Jacques-le-Mineur (4). Michel Bérubé, artisan de Lacolle, a été le maître d’œuvre de sa restauration de 2011 à 2014. S’appuyant sur l’observation de plusieurs indices architecturaux, il a situé la période de construction de la maison au tournant du XIXe siècle.

Alors que le dernier contrat en ma possession datait de 1845, j’ai entrepris de vérifier l’hypothèse de l’époque de la construction en recherchant les contrats notariés antérieurs.

Le premier contrat en 1776 : la concession dans la seigneurie de La Prairie-de-la-Madeleine

Photo 2 – Pendant le démontage de la maison, toit déplacé, Marjolaine Mailhot au centre, printemps 2012.À partir des informations contenues dans le contrat de 1845, j’ai pu remonter le temps à travers les actes notariés et retracer le contrat de la première concession. Ce contrat est rédigé le 23 février 1776 par le notaire Michel Gamelin Gaucher (1743-1800) au profit de Maître Pierre Panet de Méru (1731-1804) (6) : il accorde trois concessions selon le dernier « Bordage » de l’arpenteur Raimond Carpentier à Louis Montisembert (portraits 1 et 2) demeurant à Chambly.

Louis Montisembert était en fait Pierre-Louis Montisembert de Niverville, écuyer (1722-1803) issu d’une noble famille canadienne-française. Son père, Jean-Baptiste Boucher de Niverville (1673-1748), était seigneur de Chambly et son illustre grand-père était Pierre Boucher (1622-1717) fondateur de Boucherville (7-8).

Photo 3 – La maison pièce sur pièce d’inspiration française restaurée, 2014.Je cherche une carte et découvre un document intitulé Plan des concessions à donner au nord et au sud du Rau (ruisseau) du noyer, daté vers 1776. On y voit un tableau (A) où figurent 24 concessions, dont celles qui avaient été accordées à Montisembert soit les numéros 5, 6 et 7, respectivement à Michel Ouimet, à Paul Deneau et à Louïs Biscornet (aussi appelé Caillé ou Cayer Biscornet). Ce dernier lot m’intéresse plus particulièrement, il s’agit de ma propriété actuelle (A).

Les concessions pouvaient être reprises si les obligations des censitaires de construire dans l’année n’étaient pas remplies (9).
La chance me sourit une deuxième fois et je trouve une carte détaillant exactement la section de la côte Ruisseau des Noyers nord-ouest qui a fait l’objet de cette transaction. Le deuxième nom est bien Louïs Cayer (dit Biscornet) suivi de Paul Deneau et de Michel Ouimet. On peut lire le nom du chemin bordant ces terres qui est la Base du Ruisseau du Noyer, l’actuel chemin du Ruisseau, mon chemin ! Notez aussi la forme irrégulière du lot de Louis Biscornet aux limites de la seigneurie : une description qui se retrouve dans tous les contrats relatifs au lot original où sera bâtie ma maison (B). Des faits indéniables, c’est bien la terre que je recherche.

L’ensemble de ces informations me permet de situer ma maison sur la carte de la seigneurie : j’ai marqué d’un X son emplacement approximatif (C). La société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine a transposé cette carte à une carte contemporaine et il est possible de la consulter en ligne (shlm.ca).

 A- La 7e entrée de la colonne de droite, intitulée Nord du Ruisseau, est la Concession no. 7, Montisembert à Louïs Biscornet. BAnQ. B- Plan de concessions, Ruisseau-des-Noyers, 2e terre sur la gauche de forme irrégulière identifiée à Louis Cayer, vers 1777. La limite ouest de la seigneurie se situe en haut du plan. BAnQ.

C- Carte de la seigneurie de Laprairie de la Magdeleine (le sud situé au haut de la carte) de Joseph Riel, 1861 (shlm.ca). La Côte Ruisseau des Noyers est colorée d’un vert moyen en haut à droite. Un X indique l’emplacement de ma maison.

Revenons au XVIIIe siècle :

Louïs Cayer Biscornet va-t-il respecter ses obligations de défricher et de construire dans l’année? Il semble que non car depuis le don de la concession en 1776, il n’y a toujours pas de maison.

Achat de la terre en 1799

À la suite de quelques transactions, un contrat de vente devant le notaire Edme Henry (1760-1841), agent seigneurial, stipule que ce lot appartient maintenant à François Pinsonaut, laboureur et fils de Pascal, paroisse Sainte-Marguerite-de- Blairfindie demeurant au Ruisseau des Noyers, qui le vend à Charles Carron et à son épouse le 26 février 1799. Marie-Josèphe-Geneviève Bonneau dit La Bécasse, selon la Coutume de Paris toujours en usage, est mariée en communauté de biens et signe tous les contrats de son nom de naissance. Elle est copropriétaire de la maison et des biens communs.

La terre est décrite comme suit : « ...une terre située au Ruisseau des Noyers Seigneurie de La Prairie la Madeleine sans bâtiments dessus construits et peu de terre défrichée ainsy... ».

Charles Carron (1764-1842) est né à Montmagny et s’est marié au même endroit le 24 juillet 1786 à Marie-Josèphe- Geneviève Bonneau dit La Bécasse (1761-1837). Charles est descendant de Robert Carron arrivé en Nouvelle-France en 1634 comme engagé avec la compagnie des Cent-associés. Ils auront plusieurs enfants dont Joseph baptisé en septembre 1797 à Saint-Michel-de-Bellechasse (La Durantaye) tandis que Marguerite sera baptisée le 8 septembre 1799 et Laurent le 9 août 1805 à Ste-Marguerite-de-Blairfindie. J’apprends aussi que plusieurs Bonneau de la lignée de Marie-Josèphe-Geneviève ont reçu des concessions dans la seigneurie La Prairie-de-la-Madeleine et dans la baronnie de Longueuil, la future paroisse Sainte-Marguerite-de- Blairfindie, de 1762 à 1790 (9). L’ancêtre de Marie-Josèphe- Geneviève est Joseph Bonneau dit La Bécasse, car il chassait la bécasse à l’île d’Orléans où il s’est marié en 1670 à Marie- Anne Lelong, fille du roi.Portrait 1- Pierre Panet de Méru (archives, Ville de Montréal); Portrait 2 - Louis Montisembert de Niverville (Ancestry.ca).

Deux inventaires de biens

À défaut d’un marché de charpente (aussi appelé marché de construction), qui aurait indiqué la date de livraison de la maison, j’ai trouvé un inventaire des biens réalisé lors de la donation entre vifs à leurs fils Charles et Augustin en 1822. Un contrat passé chez le notaire Pierre Lanctôt (1786-1850), premier notaire à s’installer dans la paroisse en 1809 (10). Charles avait alors 58 ans et son épouse 55 ans. Il est fait mention de deux terres et de deux maisons sans plus.

Heureusement, plusieurs détails se retrouvent dans le contrat de 1845 lorsque la veuve d’Augustin Carron, fils de Charles, se remarie avec Julien Giroux, ce contrat avec lequel j’ai débuté mon enquête. Une description des deux propriétés y figure, soit leur maison de 30 par 24 ou 26 pieds sur la côte du Ruisseau nord-ouest (de même dimension que ma maison, 30 par 24 pieds) couverte de planches et de crépi, avec une laiterie de pierres et plusieurs bâtiments, et une autre ancienne maison sur le même lot de 23 pieds par 27 pieds avec une grange de 30 pieds et une écurie de 15 pieds. À ce jour, je n’ai pas trouvé de trace de cette maison ni des autres bâtiments.

Ce dernier contrat est à l’origine de ma quête et m’a permis de remonter le temps jusqu’au tout premier contrat de la concession en 1776. Il n’est pas exclu que de nouvelles informations pourraient éventuellement compléter ou modifier les conclusions de cette recherche.

Conclusion

Bien que mes recherches n’aient pas encore permis de déterminer l’âge exact de la maison, j’ai pu en conclure qu’il se situait entre 201 et 224 ans. Elle aurait donc été construite dans le premier quart du XIXe siècle, entre 1799 et 1822. De plus, la cohérence dans la description de la maison, des lots et de leurs limites à travers les contrats m’a apporté davantage d’informations que je ne l’espérais.

En analysant tous les contrats depuis la concession en 1776 jusqu’en 1845, je crois avoir identifié Charles Carron et Marie-Josèphe-Geneviève Bonneau comme les premiers propriétaires de la maison.

J’en profite donc pour nommer ma maison bicentenaire « la maison Bonneau-Carron » rendant hommage à ce valeureux couple colonisateur de notre région. J’espère que ce récit vous aura convaincu que l’histoire d’une maison peut nous apprendre beaucoup sur l’histoire d’une région et vice-versa.

Références

1. M. Mailhot (déc. 2024), L’histoire d’une maison, l’histoire d’une région. L’Écho des XI, p. 2-9, ISBN 1925-3915.
2. M. Mailhot et M. Bérubé, « Restauration d’une maison de pièce sur pièce, du rêve à la réalité, Partie 1 », La Lucarne hiver 2015-2016 (Vol. XXXVI, numéro 1); « Partie 2 », printemps 2016, (Vol. XXXVI, numéro 2); « Partie 3 », été 2016 (Vol. XXXVII, numéro 3).
3. Fiche de la maison dans le Répertoire du patrimoine culturel : https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/details.do? methode=consulter&id=207591 &type=bien
4. Dépliant des attraits patrimoniaux : https://mrcjardinsnapierville.ca/wp-content/uploads/2021/09/104762-st-jacq-v10.pdf
5. A. Juneau (2022), La Prairie 1667-1800 Le lieu de passage obligé. 277 p. Les Éditions Le vieux fort, La Prairie, Québec, 2022
6. R. Dumais, « PANET, PIERRE » (2003), Dictionnaire biographique du Canada, (5). http://www.biographi.ca/fr/bio/panet_pierre_5F.html Portrait : https://archivesdemontreal.ica-atom.org/pierre-meru-panet-18
7. Y. Drolet (2009), Tables généalogiques de la noblesse québécoise du XVIIe au XIXe siècle. Tableau 38 A. https://genealogieroy.ca/Livres/NoblesseQuebecoise.pdf
8. S. Tremblay (1997), « Des Boucher devenus Montizambert ». Cap-aux- Diamants, (49), 43-43.
9. N. Marin-Verenka (2006), « L’Acadie du Haut-Richelieu, 1762/2001 », Histoire Québec. 573 p.
10. S.A. Moreau (1908), Histoire de L’Acadie. Disponible en ligne :Histoire de L’Acadie, province de Québec / | BAnQ numérique

Principaux sites

La banque Parchemin, Minutes notariales du Québec ancien du XVIIe au XIXe siècle, via l’abonnement à la Bibliothèque des archives nationales du Québec (BAnQ) à banq.qc.ca
Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine : Fonds Biens des Jésuites, carte interactive, à shlm.info
Société d’histoire des XI : shxi.ca
Les Caron d’Amérique: https://americaron.org
Les familles Bonneau : https://famillebonneau.org


Article tiré de La Lucarne – Printemps 2024 (Vol XLV, numéro 2).

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